À la fin du XIXème siècle, à Sotteville-lès-Rouen, règne une ambiance sociale ouvrière propice à la création de mouvements associatifs, socialistes, coopératifs et mutualistes par des pionniers qui ont foi en leur idéal, mais c’était sans se douter que l’un d’eux allait prendre une ampleur inattendue et que Sotteville deviendrait instigatrice dans le domaine…
L’histoire des coopératives de consommateurs à l’international commence en 1844 à Rochdale près de Manchester : des ouvriers se cotisent pour ouvrir un magasin limitant le profit des actionnaires à 5%, sur une idée de Charles Horwath. En effet, les conditions de travail s’avéraient très difficiles, les journées longues (14 à 18 heures de travail) et les familles très pauvres. Ces idées pour tenter de résoudre les problèmes alimentaires étaient entre autres inspirées des théories socialistes de Robert Owen en Angleterre et Charles Fourier en France.
L’idée de Fourier est de rassembler les familles dans une même communauté : les «phalanstères». Jean-Baptiste Godin, un de ses disciples, crée les «Familistère» qui permettent la mutualisation des besoins en services et en alimentation.
Plus localement, à Ry, c’est le docteur Jouanne, féru des idées de Fourier, crée en 1866 la «Maison Rurale». Louis Lucas y recevra une partie de son éducation, et c’est la tête pleine de ces idées phalanstériennes qu’il s’installera à l’âge de 25 ans comme pharmacien à Sotteville-lès-Rouen, au 131 rue de Paris.
Louis Lucas (1865-1939), fondateur de « La Solidarité Sottevillaise »
La rencontre de cet esprit idéaliste et d’un groupe de cheminots allait donner naissance à un projet commercial, humaniste et social…
Pourtant, les cheminots avaient à leur disposition un économat réservé, pour acheter des produits à moindre coût, mais pour ces militants socialistes, celui-ci était une émanation patronale. Ils voulaient que les ouvriers, essentiellement dans le chemin de fer et l’industrie textile, puissent bénéficier d’un magasin coopératif ouvert à tous.
Mais les commerçants locaux furent hostiles et malmenèrent le candidat des ouvriers sottevillais aux élections générales de 1889. En représailles, ceux-ci décidèrent de boycotter les commerçants en créant la coopérative « La Solidarité Sottevillaise » le 14 novembre 1890.
Les premiers administrateurs de La Solidarité Sottevillaise furent :
Méret (président), Louis Lucas (vice-président et rédacteur des status), Marcel Commar (secrétaire), Rouiller (trésorier), Ernest Gahineau (qui sera élu maire en 1898, deuxième maire socialiste de France), Adolphe Boulé, Gilles Périer, Charles King, Alfred Fieudebourg, Arthur Lardé, Paul Leriche, Meston, Louis Degory, Adolphe Langlois, Jules Cotin, Hauvel, Caulier, Louis Lefebvre, Rioux, Emile Masson, Alexis Géant.
En 1895, La Solidarité, qui rassemble déjà 1800 familles, installe son siège social et son magasin aux 169 et 171 rue de la République. On y trouve des produits alimentaires, mais aussi du matériel et des consommables de première nécessité. C’est aussi ici le siège de la Fédération Régionale.
Le siège social, situé au 169 et 171 rue de la République à Sotteville-lès-Rouen
Le Magasin Principal, dans la même cour
En 1901, La Solidarité ouvre au 263 rue de Paris, un restaurant coopératif : La Famille Laborieuse. Jaurès y mangea d’ailleurs lorsqu’il vint à Sotteville. C’était un haut lieu de la coopérative sottevillaise. À partir de ce moment, beaucoup de restaurants coopératifs allaient ouvrir en France. C’est à cet emplacement que fut créée, par la suite, la Pharmacie Coopérative, qui devint la pharmacie mutualiste que nous connaissons encore aujourd’hui (l’une des premières créées en France).
Puis, La Solidarité achète le Moulin du Tôt à Clères pour assurer l’approvisionnement en farine.
À l’exemple de La Solidarité et de la propagande de Lucas, c’est plus d’une vingtaine de coopératives qui s’ouvrent en Seine-Inférieure entre 1900 et 1903.
Le 4e Congrès National et International de la Bourse des Coopératives Socialistes se tient en 1903 à Sotteville, à l’Eldorado, sous la présidence de Louis Lucas qui déclare : « Pour nous, ce qui caractérise la Coopérative Socialiste, c’est la suppression du bénéfice individuel, car tant que celui-ci existera (…), il y aura exploitation capitaliste. »
Mais les lendemains sont moins réjouissants : Lucas et ses amis, Adolphe Boulé, président depuis 1895 et Poullain, secrétaire, sont mis en minorité. Albert Groult, nouveau président, rompt avec la Bourse et la Fédération : la coopérative n’adhère plus à aucune Union.
Lucas et Poullain fondent alors à quelques mètres de La Solidarité, au 141 rue de la République, « La Revanche Prolétarienne ». La fédération du Nord-Ouest y installe également son siège.
Cette division affaiblit La Solidarité dans les années 1904 à 1907. En plus de la scission, La Solidarité subit également une contestation interne, si bien qu’en novembre 1910, les administrateurs Groult et Lecourt sont mis en minorité et remplacés par une nouvelle équipe avec, à sa tête, Victor Caron.
En 1912, la Revanche et la Solidarité fusionnent.
Pendant la guerre 1914-1918, le nombre d’adhérents passe de moins de 5000 à plus de 10000.
Toujours pour faire face aux sociétés capitalistes, il est admis que l’extension du mouvement coopératif ne peut se faire que par la fusion des petites sociétés et la création de succursales. Lucas encourage cette démarche.
Une des « succursales »
En 1917, Raoul Hoyau est élu président de la Solidarité. Louis Lucas était directeur, Dézaubris administrateur et Vespier sous-directeur.
En 1918 elle a absorbé plusieurs coopératives normandes.
En 1923 elle compte 20000 sociétaires et 49 succursales.
En 1926, la Solidarité Sottevillaise possède une dizaine de succursales à Sotteville, une quinzaine à Rouen et bien plus dans toute la Normandie.
Après de nouvelles polémiques et des querelles internes, la Solidarité va mal : la multiplication des succursales et les erreurs de gestion comptable en sont la cause. Cette crise marque la fin d’un rêve social utopique : le professionnalisme est désormais de rigueur. Le commissaire aux comptes Young, secrétaire général de la Banque des Coopératives, vient de Paris pour mettre en œuvre des méthodes de gestion plus efficaces.
Le siège social est vendu et une belle succursale est ouverte au même endroit, façade donnant sur la rue de la République.
Le calme revient et la Solidarité Sottevillaise ouvre 44 magasins en 1926 et en totalise 90 en 1927.
La Solidarité Sottevillaise change de nom le 20 février 1927 pour devenir l’Union des Coopérateurs de Normandie (UDCN), ou « Les COOP »
Le siège social est transféré à Rouen, 17 rue Edouard Lavigne.
En 1932, la Seine-Inférieure compte 33 coopérateurs, dont 13 adhérentes à l’UDCN, et elle va devenir le leader en Normandie. Elle regroupe 40000 familles autour de 248 magasins et représente 50% de l’ensemble de la population coopérative des cinq départements normands. Les Coopérateurs de Haute-Normandie et l’Union des Coopérateurs de Basse-Normandie fusionnent et un entrepôt moderne est alors construit à Bonsecours en bord de Seine. Il devient le nouveau siège social de l’Union des Coopérateurs :
Pendant la seconde guerre mondiale, beaucoup de succursales sont pillées et les entrepôts d’Eauplet à Bonsecours sont incendiés en 1940, mais Les COOP assurent tout même un service minimum. Les difficultés vont encore s’accroître le 5 septembre 1942 avec le bombardement des entrepôts. Ceux de la nuit du 18 au 19 avril 1944 détruisent les deux tiers de Sotteville.
En 1956, de nombreux magasins sont toujours logés dans des baraquements, puis ils deviennent de plus en plus modernes, lumineux, spacieux et ordonnés :
Plus récemment, l’entreprise lance en 1986 l’enseigne de hard-discount Le Mutant.
En 1990, la coopérative de Normandie et la coopérative de Picardie fusionnent sous le nom de « Les Coopérateurs de Normandie Picardie », dont le Siège social déménage de Bonsecours à Grand-Quevilly en 1996.
Le 1er janvier 2009, la Coopérative Normandie-Picardie adhère à la Coopérative de commerçants Système U. Les magasins changent alors d’enseigne.
2014 : Un partenariat avec le Groupe Casino a conduit à la conversion de nombreux magasins Le Mutant sous l’enseigne Leader Price en Normandie Picardie et Pays de la Loire.
Il faut aussi noter que la Mutualité de Seine-Maritime et la Matmut sont aussi des enfants de la Solidarité Sottevillaise.
D’après le livre « Il était une fois la Solidarité » de Régis Sénécal,
recueil de l’association mémoire de la ville Sottevillam Juxta Sequana,
et financé par les Coop à l’occasion du centenaire de la Solidarité.
► VOIR AUSSI : Tous les articles sur la Solidarité Sottevillaise et les COOP
Magnifique pan de l’histoire Sottevillaise.
Sotteville au fil du temps est décidément à reconnaître d’utilité publique.
Tres belle histoire de la création des COOP ,mes parents etaient épicier rue Garibaldi ,mais ils tenaient un SANAC .
Une centrale d’achat fondée par Roger Duboc ,un grand resitant.
C’était l’épicerie qui était à l’immeuble Anjou?, j y allait souvent pour acheter des bonbons ou des glaces dans les annees 70
j ai tres bien connu vos parents les miens tenait la charcuterie rue garibadi
Quand je pense que j’ai cassé une belle bouteille « La Solidarité Sottevillaise » en voulant la prendre en photo pour vous l’envoyer !!!
Dommage… Ça partait d’une bonne intention !
Bravo pour cette belle page de l’histoire Sottevillaise.
Félicitation pour cet article.
J’attendais d’en savoir plus sur la belle histoire de la solidarité ouvrière dont Sotteville a été le berceau et cette publication est un bon début. J’imagine d’ailleurs qu’il y a beaucoup de travaux d’historiens ayant exploité ce gisement d’études socio-historiques.
Est-ce que quelqu’un aurait aussi des choses sur l’histoire de la culture populaire qui doit être aussi très riche et dans la même mouvance que ce dont ce dossier fait état ?
Merci pour vos compliments !
Oui, votre idée est bonne !
Mais il faut savoir que regrouper les informations et rédiger un article comme celui-là, prend énormément de temps. Personnellement, j’en ai peu…
L’occasion des rappeler que ce blog est participatif : chacun peu créer du contenu et le proposer.
Laurent
Bravo Laurent pour cette synthèse, la Solidarité Sottevillaise est un sujet trés documenté ce n’était donc pas si facile ce texte.
A ma connaissance il n’y a que deux historiens qui ont travaillé sur Sotteville. Tout abord Loïc de Vadelorge dans « Rouen sous la troisième république » ou l’on voit que Sotteville fait concurrence à Rouen à cette époque sur le plan associatif et culturel et Michel Croguennec dans « Histoire d’usine ».
Il y a aussi le livre de Pierre Polovic Duchemin sur Sotteville et Saint Sever;
Sur la culture populaire à Sotteville est paru en 2019 « Sotteville La place publique ». Ouvrage trés documenté sur ce sujet
Bonjour
Il y avait dans le domaine culturel « les études diverses « ou on pouvait entre autres sujets apprendre la musique, l anglais et l espéranto
Pour les familles nombreuses il y avait la l association des familles nombreuses dont notre grand père a été président
Oui, bien sur. Ce sont d’autres sujets, qui vont être abordés un jour, à condition d’avoir des photos !
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